Éditions GOPE
2e édition illustrée, 224 pages, 13x19 cm, 18.85 €, ISBN 978-2-9535538-6-4





mardi 3 août 2010

Une affaire de femmes


Namfon était en train d’attraper un cube de glace au fond de son deuxième verre de thé glacé quand Phi Gaew finit par arriver. Namfon se leva d’un bond et fit une révérence à son aînée tandis que celle-ci s’affalait sur le tabouret en plastique bleu qui était juste en face d’elle.
« Phi Gaew, je suis vraiment contente de vous voir, dit Namfon. »

Ignorant ces salutations Phi Gaew commença à fouiller dans son énorme sac à main à la recherche d’un paquet de cigarettes.
« Cette chaleur est insupportable, dit-elle. C’est bien le seul moment de l’année où je regrette l’Allemagne. J’espère que tu réalises à quel point tu as de la chance, je ne sortirais en pleine journée pour personne d’autre. »
Elle alluma une Marlboro, tira une longue bouffée qu’elle inhala à pleins poumons, puis elle écarta de son visage ses cheveux décolorés rouge, faisant tinter les lourds bracelets en or qu’elle portait aux poignets.

Namfon allait au collège quand Phi Gaew était partie en Europe, et en trois ans, elle n’avait reçu que deux cartes postales qui étaient pleines de jérémiades au sujet de la météo, de la nourriture et des gens.
« Je suis toujours heureuse de vous voir Phi Gaew, je souhaite seulement que nous puissions nous rencontrer plus souvent, dit-elle quand même. »
Elle allait s’asseoir quand Phi Gaew dit : « Attends, laisse-moi te regarder. »

Namfon se tint aussi droite qu’elle le put et elle lissa sa longue jupe noire. Malgré les congés scolaires, elle portait son uniforme, parce qu’elle savait que Phi Gaew aimait la voir avec. Elle s’était changée dans les toilettes pour dames de la gare routière après son voyage depuis Nakhon Sawan et elle avait passé dix minutes à brosser ses cheveux jusqu’à ce qu’ils luisent comme du satin. Elle avait dix-sept ans et elle n’avait jamais mis de maquillage.

« Tu es en train de devenir une femme ravissante, dit Phi Gaew sans sourire et avec plus qu’un soupçon de jalousie dans la voix. »
Elle écrasa sa cigarette et en ralluma une autre immédiatement.
« Je suppose que les garçons sont déjà après toi comme une meute de chiens. Au fait, tu as eu de bonnes notes cette année ? »
Elle fit signe à Namfon de s’asseoir avec une main et à un serveur de l’autre. Sans attendre que le garçon ne s’approche de la table, elle lui cria d’amener une bouteille de whisky de cinquante centilitres, des glaçons et du soda.

Un bip se fit alors entendre dans le sac à main de Phi Gaew. Elle en sortit un pager et elle consulta le numéro affiché. Puis elle sortit un téléphone portable de son sac à main et elle appuya précautionneusement sur les touches avant de le porter à une oreille. Elle plaqua son autre main contre l’autre oreille, la cigarette toujours coincée entre ses doigts, pour se couper du bruit de la circulation ; leur table était en plein milieu du trottoir et la rue était congestionnée de voitures. Le garçon amena la bouteille et un seau de glace, et Phi Gaew mit sa main libre suffisamment longtemps sur le micro du téléphone pour commander un repas gargantuesque. Pendant tout ce temps, Namfon se tenait assise avec les mains posées sur son giron, regardant intensément Phi Gaew avec de grands yeux.

La conversation téléphonique traîna en longueur, suffisamment pour que les plats soient apportés, servis et qu’ils prennent la poussière pendant que Phi Gaew s’énervait de plus en plus avec la personne avec qui elle parlait, qui qu’elle fut. Namfon ne toucha pas aux plats. Finalement Phi Gaew referma rageusement son téléphone en jurant puis elle se mit à chercher à tâtons une cigarette. Quand elle remarqua Namfon assise de l’autre côté de la table, elle parut surprise ; il était évident qu’elle avait oublié où elle se trouvait.

« J’ai terminé première de la classe, dit Namfon.
— De quoi parles-tu ? demanda Phi Gaew.
— De mes résultats scolaires, dit Namfon, vous m’avez demandez si j’avais eu de bonnes note.
— Ah oui, d’accord. Et Songkran, comment a été Songkran cette année ? »

Namfon était blessée que Phi Gaew ne montre pas plus d’enthousiasme pour ses résultats scolaires. En fait, elle avait ses bulletins de notes avec elle et elle aurait adoré les lui montrer. Mais elle ne laissa pas paraître sa déception et commença à parler de Songkran.

« On s’est bien amusé, dit-elle. Vous savez, Arrière-grand-père a eu quatre-vingt-dix ans cette année et plus de deux cents personnes sont venus demander sa bénédiction. Nong Mae a maintenant deux jumeaux et Phi Jiep une voiture neuve, une japonaise… »

Tandis que Namfon parlait, Phi Gaew picorait distraitement dans les plats qui jonchaient la table, sans vraiment manger quelque chose.
« Et Grand-mère ? demanda-t-elle.
— Grand-mère va bien, répondit Namfon. Elle vous adresse son amour.
— Et Grand-père ? demanda Phi Gaew entre ses dents. Est-ce qu’il m’adresse aussi son amour ? »

Namfon savait qu’il valait mieux ne pas répondre. Au lieu de ça, elle prit une fiole dans son sac à main.
« J’ai amené ceci de la maison » dit-elle, et avant que Phi Gaew n’ait pu émettre d’objections, Namfon avait posé un genou sur le trottoir sale et pris les mains de l’autre femme pour les mettre en face d’elle. Elle joignit ses mains devant son visage, prononça une courte prière puis versa l’eau parfumée sur les mains de Phi Gaew. Puis elle leva les yeux et dit : « Mère, je prie pour votre santé, votre bonheur, une longue vie et toutes sortes de bienfaits. »

Pour la deuxième fois Phi Gaew parut surprise, mais elle ne réprimanda pas Namfon pour avoir utiliser le mot interdit. Une expression de tristesse altérant ses traits, elle posa ses mains mouillées sur la tête de la jeune fille, lissant ses cheveux d’un petit mouvement timide :
« Et je prie pour les mêmes choses, ma fille bien-aimée ».

Phi Gaew se leva alors si brusquement que Namfon en fut presque projetée en arrière dans la rue. Phi Gaew attrapa son sac, jeta dedans ses cigarettes, le téléphone portable et le pager, y ajoutant la bouteille de whisky alors qu’elle se détournait de la table et qu’elle s’éloignait à grands pas. Namfon s’accroupit près de la table et regarda sa mère disparaître dans la foule et les gaz d’échappement, les larmes aux yeux. Elle n’avait que ses bulletins de notes, son billet de bus pour le retour et à peu près cinquante bahts dans son sac à main, elle n’avait aucune idée de comment elle ferait pour payer pour tout ce qu’il y avait sur la table et la bouteille de whisky, mais en cet instant elle était heureuse, comme jamais elle ne l’avait été depuis très très longtemps.

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