Éditions GOPE
2e édition illustrée, 224 pages, 13x19 cm, 18.85 €, ISBN 978-2-9535538-6-4





mardi 31 août 2010

Au cœur de la casbah


[…]
Le touriste regarda de plus près la première rangée de filles. Elles étaient toutes séduisantes, avec de longs cheveux noirs, des yeux en amande et des lèvres peintes rouge vif. Elles étaient assises jambes croisées, certaines appuyées les unes contre les autres, d’autres se brossant les cheveux mutuellement. Il y avait une femme avec une robe rouge à fanfreluche qui aurait convenu à quelqu’un de dix ans plus jeune. Elle portait le badge numéro dix-sept en boutonnière.

« La dix-sept est mignonne… dit le touriste sans conviction. »

Le souteneur retourna immédiatement au microphone et la fille à la robe rouge prit son sac à main. Elle se leva, balança ses longs cheveux noirs par-dessus une épaule et elle passa la porte sans adresser la parole aux autres filles.
À suivre…

mercredi 11 août 2010

Pourquoi GOPE ?



On m'a souvent posé la question et je dois admettre qu'à chaque fois j'ai été un peu pris de court. Comme j'ai probablement dû répondre de manière confuse ou incomplète, pour ne pas dire insatisfaisante, voici quelques éclaircissements.

Ce nom m'est venu spontanément comme ces phrases que l'on dit sans réfléchir ou comme ces idées lumineuses qui s'imposent à vous en éclipsant toutes les autres.

En effet, il y a dans Trois autres Thaïlande une fascinante histoire qui montre comment la mise au ban d’une pensionnaire d’un bordel par ses collègues va conduire celle-ci à la folie ; la protagoniste s’appelle Gop, un surnom qui veut dire grenouille en thaï (กบ), frog en anglais, une des affectueuses appellations dont nous affublent certains anglophones.

Or, il se trouve que j'avais en tête à ce moment là le proverbe indien suivant :
« L'homme qui ne sort pas et ne visite pas dans toute son étendue la terre pleine d'une foule de merveilles est une grenouille de puits. »
La vie m’a permis de m’échapper à plusieurs reprises de mon puits pour devenir une grenouille voyageuse, alors, en tant qu'éditeur, j'allais essayer de faire voyager par la magie des livres d’autres grenouilles qui pour une raison ou une autre restaient coincées dans leur puits – un défi dont on appréciera les risques en se reportant à la fable indienne ci-dessous.

À première vue, un nom court et facile à retenir comme G.O.P présentait des avantages évidents - je ne me voyais pas épeler x fois par jour au téléphone Le cercle herméneutique ou Desclée de Brouwer, par exemple. J'ai donc confié à un publicitaire aidé d'un graphiste la tâche d'en faire une marque et un logo. Et c'est ainsi que G.O.P est devenu GOPE, les sigles étant à éviter et l'oreille française ayant besoin d'un peu plus de rondeur m'a-t-on expliqué.

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La grenouille dans le puits

Il était une fois, une grenouille qui vivait au fond d’un puits. Ce puits était vaste et très confortable pour une petite grenouille. Elle regardait chaque jour le petit rond de ciel au dessus de sa tête. Elle tournait, sautait, plongeait, avait appris à connaître et exploré chaque pierre et chaque recoin de son puits. Cela lui avait pris toute sa vie de petite grenouille et elle en était très fière.

Un jour, une grenouille voyageuse qui avait très chaud et très soif sauta dans le puits.
Plouf !

« Bonjour madame Grenouille.
— Bonjour madame Grenouille.
— Enchantée de faire votre connaissance.
— Moi de même, chère madame Grenouille. Mais quel bon vent vous amène donc ici bas ?
— J’ai voyagé depuis l’aube, car je m’en reviens de l’océan pour aller voir ma grand-mère qui habite de l’autre côté de la forêt et comme il faisait très chaud, je me suis permise de sauter…
— Oh ! Vous avez très bien fait ma chère. Je vous en prie, faites comme chez vous. Vous prendrez bien une petite mouche… Mais où est donc ce puits océan dont vous me parlez ?
— Eh bien, l’océan n’est pas un puits ou si l’on peut le décrire comme tel, c’est un puits qui s’étend à l’infini, avec le ciel pour contour.
— Le ciel pour contour… Vous moquez-vous de moi ? C’est le monde à l’envers. Et comment l’eau peut-elle tenir alors ? Et comment peut-on tourner en rond sans murs ?
— Mais pourquoi voulez-vous donc tourner en rond puisqu’il n’y a pas de murs ? interrogea la grenouille voyageuse.
— Mais parce que c’est la vie de tourner en rond enfin ! s’exclama la grenouille du puits, un peu irritée du tour que prenait cette conversation qui avait pourtant si bien commencé.
— Ah ! dit l’autre, pensive. Mais vivre dans l’espace infini de l’océan, c’est merveilleux !
La grenouille du puits réfléchit. Elle imagina son puits sans ses pierres, pierres qu’elle connaissait depuis son enfance, le ciel du haut en bas… Non, vraiment, un puits sans pierre… des pierres en ciel… mais quelles carabistouilles est-elle en train de me raconter cette grenouille ?… Elle commença alors à avoir peur, s’imaginant que l’autre était en train de monter un stratagème pour lui donner envie de partir, pour lui voler son beau puits chéri.
— Eh bien, allez-vous en, sortez de chez moi et retournez-y dans votre fameux océan ! dit-elle en se montrant menaçante et ferme. »

La grenouille voyageuse, perplexe et déçue, partit tandis que la première retourna à ses occupations, trop heureuse d’avoir déjoué les plans d’une grenouille machiavélique.


mardi 3 août 2010

Une affaire de femmes


Namfon était en train d’attraper un cube de glace au fond de son deuxième verre de thé glacé quand Phi Gaew finit par arriver. Namfon se leva d’un bond et fit une révérence à son aînée tandis que celle-ci s’affalait sur le tabouret en plastique bleu qui était juste en face d’elle.
« Phi Gaew, je suis vraiment contente de vous voir, dit Namfon. »

Ignorant ces salutations Phi Gaew commença à fouiller dans son énorme sac à main à la recherche d’un paquet de cigarettes.
« Cette chaleur est insupportable, dit-elle. C’est bien le seul moment de l’année où je regrette l’Allemagne. J’espère que tu réalises à quel point tu as de la chance, je ne sortirais en pleine journée pour personne d’autre. »
Elle alluma une Marlboro, tira une longue bouffée qu’elle inhala à pleins poumons, puis elle écarta de son visage ses cheveux décolorés rouge, faisant tinter les lourds bracelets en or qu’elle portait aux poignets.

Namfon allait au collège quand Phi Gaew était partie en Europe, et en trois ans, elle n’avait reçu que deux cartes postales qui étaient pleines de jérémiades au sujet de la météo, de la nourriture et des gens.
« Je suis toujours heureuse de vous voir Phi Gaew, je souhaite seulement que nous puissions nous rencontrer plus souvent, dit-elle quand même. »
Elle allait s’asseoir quand Phi Gaew dit : « Attends, laisse-moi te regarder. »

Namfon se tint aussi droite qu’elle le put et elle lissa sa longue jupe noire. Malgré les congés scolaires, elle portait son uniforme, parce qu’elle savait que Phi Gaew aimait la voir avec. Elle s’était changée dans les toilettes pour dames de la gare routière après son voyage depuis Nakhon Sawan et elle avait passé dix minutes à brosser ses cheveux jusqu’à ce qu’ils luisent comme du satin. Elle avait dix-sept ans et elle n’avait jamais mis de maquillage.

« Tu es en train de devenir une femme ravissante, dit Phi Gaew sans sourire et avec plus qu’un soupçon de jalousie dans la voix. »
Elle écrasa sa cigarette et en ralluma une autre immédiatement.
« Je suppose que les garçons sont déjà après toi comme une meute de chiens. Au fait, tu as eu de bonnes notes cette année ? »
Elle fit signe à Namfon de s’asseoir avec une main et à un serveur de l’autre. Sans attendre que le garçon ne s’approche de la table, elle lui cria d’amener une bouteille de whisky de cinquante centilitres, des glaçons et du soda.

Un bip se fit alors entendre dans le sac à main de Phi Gaew. Elle en sortit un pager et elle consulta le numéro affiché. Puis elle sortit un téléphone portable de son sac à main et elle appuya précautionneusement sur les touches avant de le porter à une oreille. Elle plaqua son autre main contre l’autre oreille, la cigarette toujours coincée entre ses doigts, pour se couper du bruit de la circulation ; leur table était en plein milieu du trottoir et la rue était congestionnée de voitures. Le garçon amena la bouteille et un seau de glace, et Phi Gaew mit sa main libre suffisamment longtemps sur le micro du téléphone pour commander un repas gargantuesque. Pendant tout ce temps, Namfon se tenait assise avec les mains posées sur son giron, regardant intensément Phi Gaew avec de grands yeux.

La conversation téléphonique traîna en longueur, suffisamment pour que les plats soient apportés, servis et qu’ils prennent la poussière pendant que Phi Gaew s’énervait de plus en plus avec la personne avec qui elle parlait, qui qu’elle fut. Namfon ne toucha pas aux plats. Finalement Phi Gaew referma rageusement son téléphone en jurant puis elle se mit à chercher à tâtons une cigarette. Quand elle remarqua Namfon assise de l’autre côté de la table, elle parut surprise ; il était évident qu’elle avait oublié où elle se trouvait.

« J’ai terminé première de la classe, dit Namfon.
— De quoi parles-tu ? demanda Phi Gaew.
— De mes résultats scolaires, dit Namfon, vous m’avez demandez si j’avais eu de bonnes note.
— Ah oui, d’accord. Et Songkran, comment a été Songkran cette année ? »

Namfon était blessée que Phi Gaew ne montre pas plus d’enthousiasme pour ses résultats scolaires. En fait, elle avait ses bulletins de notes avec elle et elle aurait adoré les lui montrer. Mais elle ne laissa pas paraître sa déception et commença à parler de Songkran.

« On s’est bien amusé, dit-elle. Vous savez, Arrière-grand-père a eu quatre-vingt-dix ans cette année et plus de deux cents personnes sont venus demander sa bénédiction. Nong Mae a maintenant deux jumeaux et Phi Jiep une voiture neuve, une japonaise… »

Tandis que Namfon parlait, Phi Gaew picorait distraitement dans les plats qui jonchaient la table, sans vraiment manger quelque chose.
« Et Grand-mère ? demanda-t-elle.
— Grand-mère va bien, répondit Namfon. Elle vous adresse son amour.
— Et Grand-père ? demanda Phi Gaew entre ses dents. Est-ce qu’il m’adresse aussi son amour ? »

Namfon savait qu’il valait mieux ne pas répondre. Au lieu de ça, elle prit une fiole dans son sac à main.
« J’ai amené ceci de la maison » dit-elle, et avant que Phi Gaew n’ait pu émettre d’objections, Namfon avait posé un genou sur le trottoir sale et pris les mains de l’autre femme pour les mettre en face d’elle. Elle joignit ses mains devant son visage, prononça une courte prière puis versa l’eau parfumée sur les mains de Phi Gaew. Puis elle leva les yeux et dit : « Mère, je prie pour votre santé, votre bonheur, une longue vie et toutes sortes de bienfaits. »

Pour la deuxième fois Phi Gaew parut surprise, mais elle ne réprimanda pas Namfon pour avoir utiliser le mot interdit. Une expression de tristesse altérant ses traits, elle posa ses mains mouillées sur la tête de la jeune fille, lissant ses cheveux d’un petit mouvement timide :
« Et je prie pour les mêmes choses, ma fille bien-aimée ».

Phi Gaew se leva alors si brusquement que Namfon en fut presque projetée en arrière dans la rue. Phi Gaew attrapa son sac, jeta dedans ses cigarettes, le téléphone portable et le pager, y ajoutant la bouteille de whisky alors qu’elle se détournait de la table et qu’elle s’éloignait à grands pas. Namfon s’accroupit près de la table et regarda sa mère disparaître dans la foule et les gaz d’échappement, les larmes aux yeux. Elle n’avait que ses bulletins de notes, son billet de bus pour le retour et à peu près cinquante bahts dans son sac à main, elle n’avait aucune idée de comment elle ferait pour payer pour tout ce qu’il y avait sur la table et la bouteille de whisky, mais en cet instant elle était heureuse, comme jamais elle ne l’avait été depuis très très longtemps.